Après être né et avoir passé sa jeunesse à Madagascar, avoir vécu plusieurs mois de sa vie au Sahara, dans l'un des endroits les plus chauds du monde, pourquoi ne pas aspirer à un peu de fraîcheur. Tant qu'à faire autant passer d'une extrême à l'autre, et aller faire une petite ballade en... Antarctique. Pourquoi pas après tout !
L'histoire de cette petite ballade commence par une annonce dans un journal (je ne sais plus lequel) et des amies connaissant mon goût pour les paysages nouveaux. L'une ayant acheté le dit journal, qu'une seconde lit et y remarque une annonce des Expéditions Polaires Françaises recherchant un électronicien, elle en parle à une troisième amie qui me transmet l'annonce. Ensuite, démarches classiques, candidature, entretien, embauche.
Me voilà donc intégré aux Expéditions Paul-Emile VICTOR pour participer, avec 4 autres Français, à la 14ème Expédition Antarctique Soviétique et effectuer le raid Mirny/Vostok. Ce raid est un raid annuel de ravitaillement lourd de la station soviétique de Vostok. Des tracteurs d'artillerie, chenillés, tirent des traîneaux de 20 tonnes transportant le fuel et tout le nécessaire pour l'hivernage dans une station où quelques hommes vont passer, complètement isoles du monde, les longs mois de la nuit polaire, avec des températures pouvant descendre à moins 90°C (à quelques dixièmes près).
L'expédition scientifique va donc se greffer sur ce raid et avec trois scientifiques russes nous allons mener une expédition de glaciologie en effectuant diverses mesures, à savoir : mesures de radioactivité naturelle par prélèvement d'échantillons de glace grâce à des carottages et des prélèvements d'air ambiant, mesure de l'épaisseur de la glace recouvrant le continent Antarctique par radar et mesures de déformation du bloc glaciaire le long du profil du raid. Pour effectuer les mesures de déformation une expédition précédente avait implanté, le long des 1600 km du parcours, des balises matérialisant des pentagones de dix kilomètres de côté. On effectuait la mesure de la distance séparant chaque balise avec des appareils prêtés par l'IGN et qui permettaient de faire la mesure au mm près ! Il restait ensuite à dépouiller les résultats de ces mesures et à mettre en lumière la variation des dimensions des pentagones entre les deux missions, les mouvements de la glace ayant entraîné un déplacement des balises.
En tant qu'électronicien la mise en œuvre et la maintenance des appareils de mesure de distance était la tâche principale qui m'était impartie. J'avais donc effectué un stage à l'IGN pour m'initier aux secrets de ces appareils appelés Telluromètres, stage suivi d'une mise en application pratique pour toute l'équipe sur une base de mesure de l’I.G.N, à Chalons/Marne.
Puis ce fut le grand départ sur le navire polaire soviétique Professor Zoubov, qui nous attendait au Havre, et cap sur l'Antarctique. Six semaines de traversée et, après les tempêtes des 40ème et 50ème rugissants, l'immobilisation dans le pack et la venue du brise-glace Ob pour nous sortir de notre prison de glace. Seule consolation a cet arrêt... le bateau ne bougeait plus ! Mais ensuite la sortie des glaces ne fut pas de tout repos car un bateau qui pendant des heures fait des marches avant pour briser la glace puis une fois immobilisé repart en marche arrière et on recommence laisse plutôt à penser qu'il va se briser tellement l'impact dans la glace est violent. C'est sans jeu de mots que l'on peut dire que nous avons passé des nuits blanches.
Tout ayant une fin nous sommes arrivés, enfin, devant la station soviétique de Mirny. Si je dis devant c'est qu’une vingtaine de kilomètres de glace de mer nous séparait de la base. Vingt kilomètres de tous les dangers dus aux « rivières » qui formaient des trous dans la glace, avec quelques mètres plus bas l’océan et la mort pour ceux dont le véhicule y tombait, comme celui d'un malheureux chauffeur quelques jours avant notre arrivée.
Pour corser un peu l'ambiance, maintenant que nous étions arrivés à bon port, les autorités russes décident que nous ne pourrons pas effectuer le raid comme prévu car il risquerait de se terminer trop tard pour que le bateau du retour puisse nous attendre, les glaces commençant à se reformer fin février- début mars et le bateau ne pouvant pas courir le risque d’être immobilisé pour le restant de l'hiver en Antarctique. Pour bien nous faire comprendre cet Oukase on refuse de débarquer notre matériel. Mais c'était sans compter sur l'esprit français, qu’à cela ne tienne, nous débarquons nous même les quelques tonnes de notre matériel, à la grande fureur des Camarades. Pendant ce temps-là, le chef de l'expédition française ne reste pas inactif sur le plan diplomatique, et à force d'échange de télégrammes avec Paris et Leningrad, finit par décrocher l'autorisation d'effectuer le raid. Ouf ! Quelle déception cela aurait été de pas faire cette expédition ! Un aller-retour l'Antarctique c'est bien gentil mais autant faire un petit séjour entre les deux. Et puis j'avais commencé à apprendre le russe tout seul comme un grand, il fallait maintenant me perfectionner sur le tas ! En effet à part les trois scientifiques russes de l'équipe, qui parlaient l'anglais, personne d'autre ne parlait une autre langue que le russe et il n'était pas question pour moi de passer trois mois sans pouvoir communiquer. Bien m'en a pris d’ailleurs car encore maintenant j'ai l'occasion de parler russe avec les stagiaires qui viennent au CMS à Lannion.
Nous voilà donc à Mirny enfin à pied d’œuvre. Nous prenons possession des véhicules dans lesquels nous allons effectuer les 1600 km du raid, ils seront notre logement et notre base de travail, le tout dans une cabine de la taille d'un plateau de GMC avec 4 bannettes en bois, une table, des tabourets, et un coin salle de bain matérialisé par un énorme poêle à mazout aussi dangereux que délicat à mettre en marche. Le réservoir de mazout est sur le toit du véhicule, mais dès qu'il commence à faire froid (au sens de l'Antarctique) il faut rajouter de l'essence pour obtenir un mélange qui ne gèle pas, le dit mélange ne gèle peut-être pas mais ses vapeurs dans un poêle chaud ont tendance à être explosives surtout lorsque l’on y met une allumette pour rallumer le dit poêle qui bien sûr s'est éteint. Une fois que tous les poils de la main ont été brûlés par l'explosion c'est fou ce que l'on devient prudent avec cet engin.
Au bout d'une quinzaine de jours nous sommes prêts pour le grand départ vers le pôle du froid, petite cérémonie d'adieu devant les véhicules du convoi sagement alignes sur la glace moteurs en route (V12/720 CV diesels) et c'est parti, véhicule de navigation en tête, car la glace n'a pas de poteaux indicateurs.
Première partie du trajet une zone de zastrougis, petits monticules de glace, qui transforment nos braves véhicules en shakers nous permettant d'atteindre la vitesse record de 5 km/h quand tout va bien. En effet pour corser une fois de plus l'affaire, après la glace de mer c'est la glace de terre qui cache dans ses entrailles de redoutables crevasses où nos véhicules disparaîtraient à jamais corps et bien si par malheur il s'en trouvait une au travers de la route. La piste est balisée par de braves tonneaux et il est recommandé de ne pas s'en écarter ou alors de faire son testament et de l'envoyer par radio. Après 300 km de piste infernale et 10 heures de marche par jour nous sortons enfin de la zone dangereuse et abordons une glace plus roulante qui nous permet de foncer à 10 km/h vers le premier point de mesure. Il fait maintenant toujours clair et l'on perd un peu la notion du temps. Heureusement l’arrêt repas et la liaison radio avec Mirny coupent un peu la monotonie, car ce n'est pas la diversité du paysage qui va contribuer à la rompre. C'est vraiment le grand désert, aucun être vivant, contrairement à la côte pleine de vie animale.
Nous finissons par atteindre le premier point de mesure, après quelques ennuis avec l'antenne radar dont le bras n'a pas résisté aux secousses subies pendant les premiers jours de trajet. Réparation rendue difficile par le froid, on n'y est pas encore très habitué, et il faut travailler à mains nues juché sur les épaules d'un grand costaud pour pouvoir atteindre le bras récalcitrant.
L'heure de vérité est arrivée et nous allons entamer le premier 24 heures non-stop de notre mission. En effet le temps qui nous est imparti ne permet pas de traîner en route, et dès que les mesures sont terminées nous reprenons la piste ou plutôt la progression, le bateau ne nous attendra pas et l'idée de passer l'hivernage à Mirny nous stimule car le moins que l'on puisse dire c'est que la base de Mirny est loin d’être le club Méditerranée !
Le trajet va durer six semaines, d'interminables heures de marche avec froid qui s'intensifie de jours en jours. La glace elle-même devient friable et lorsqu'un des tracteurs s'enlise, c'est des heures de travail pour le sortir de ce mauvais pas. Le convoi s’arrête vers 22 h et c'est le rendez-vous de tous les membres du raid, dans le traîneau restaurant, pour le seul repas chaud de la journée. Je passerai sous silence le niveau gastronomique de la cuisine, poulet bouilli, riz du genre colle et les steaks bien français que nous avions en dotation et qui furent appréciés par tous les membres du raid mais comme se plaisait à dire le camarade Alex « Antarctic conditions ». Mais j’oubliais, nous avions des boites de caviar, à mon retour en France mes amis s’en sont régales.
Il faut aussi compter sur la mécanique car ces braves moteurs ont eux aussi besoin d'entretien. Alors pour faire une vidange on commence par creuser un trou dans la glace, on le remplit de bois pour le transformer en barbecue pour bidons d'huile gelée. Les embrayages ont eux aussi leurs petits caprices, et changer un embrayage sur un moteur de 700 CV par moins 50°C n'est pas une mince affaire. Alors les véhicules font le cercle comme au temps de la conquête de l’Ouest, mais là ce n'est pour se protéger des Indiens mais du vent et du froid. Protection rudimentaire peut-être mais c'est un petit plus. Tout cela fait partie des ennuis du raid, les équipages russes y sont habitués et j'ai admiré leur courage et leur résistance tant physique que morale.
Et puis il y a les impondérables du genre blizzard qui chasse la neige comme le simoun le fait avec le sable. Ici la couleur du brouillard est blanche mais on n'y voit pas mieux, et gare à l'imprudent qui s'éloignerait hors de portée de vue des véhicules, c'est risquer la mort car il devient impossible de retrouver le convoi et par moins 50°C on ne tient pas longtemps dehors, car en réalité si sous abri il fait moins 50°C, sous le vent il fait beaucoup plus froid. Si par exemple le vent est de 40 km/h la température équivalente, d’après nos tables, est de moins 90°C. De plus comme le convoi progresse comme un bateau avec une navigation au sextant il devient totalement impossible de faire un relevé, alors on s’arrête jusqu'à ce que le blizzard daigne se calmer et nous redonner la précieuse visibilité nécessaire à notre progression vers les balises (assemblage de tonneaux de 200 litres) qui matérialisent l'itinéraire vers Vostok. A l'époque, en 1969, pas de positionnement par satellite.
La journée commençait de bonne heure, 7 heures du matin, pour mettre en route le moteur de préchauffage, car vu le froid ambiant les gros diesels étaient impossibles à démarrer sans une heure de préchauffage. Ensuite ils étaient lancés par un démarreur pneumatique, et quelle galère si cela ne démarrait pas du premier coup ! Le plus dur était de sortir du sac de couchage bien chaud car la cabine, elle, était glaciale. Il fallait allumer le poêle pour faire chauffer un peu la cabine, et faire fondre de la glace pour une toilette complète, grâce au magnifique lavabo que constituait le bol dans lequel je prenais également mon petit déjeuner, lait en poudre et Ovomaltine, le tout dilué dans la glace fondue grâce à la chaleur généreusement dispensé par le poêle à caractère explosif qui, lorsqu'il ne faisait pas fondre la glace, faisait éventuellement fondre le seau en plastique, pourquoi lésiner !
Au début du raid on s’habillait chaudement, bien sûr, sous-vêtements longs en coton, chemise de laine, gros chandail à mailles étroites, blue-jean et bottines fourrées. A partir de moins 35°C il commençait à faire froid et l’on revêtait la tenue de mer de la marine nationale préalablement imperméabilisée pour mieux résister au vent.
Puis vers 8 heures c'était le départ, en fin de raid le thermomètre que j'avais installé dans la cabine du tracteur indiquait vaillamment moins 55°C. Le moins que l'on puisse dire c'est que c'était des petits matins frais, mais au bout d'environ une dizaine d'heures de route la température atteignait les plus 10°C. Quelle chaleur ! Alors on ouvrait la porte de la cabine et je m'asseyais sur le bord de porte pour avoir un peu moins chaud...
Au fur et à mesure de la progression nous prenons également de l’altitude, et la pression atmosphérique diminue. Les mouvements deviennent pénibles et le manque d’oxygène se fait sentir. Nous avons mesuré, avec le radar, plus de 3000 m d’épaisseur de glace, et à Vostok nous étions avec une pression équivalente à 4200 m dans les alpes, faire 500 m à pied étaient un véritable supplice, on se serait cru à l’arrivée d’un marathon.
Enfin ce fut l'arrivée à Vostok, la cérémonie du sel pour nous souhaiter la bienvenue et la première douche depuis six semaines. Ensuite les mesures sur le dernier pentagone, les derniers prélèvements, il fait moins 55°C, les mains, les pieds, les visages gèlent, on ne s'en rend pas compte, mais que c'est douloureux lorsque l'on dégèle. La seule consolation est de ne pas avoir atteint le seuil de non-retour de la gelure et l'inévitable amputation.
Nous avons mené à bien notre mission, il nous ne nous reste plus qu'à plier bagages, à ranger tout notre matériel et à attendre l'avion qui doit nous ramener à Mirny, car il est impensable de rentrer avec le convoi car nous sommes fin février, il faut donc faire vite. Nous passons notre dernière nuit (si l'on peut dire !) à Vostok, il fait déjà moins 65°C.
L'avion arrive enfin, c'est un bimoteur équipé de skis, et une fois posé le pilote n’arrête pas les moteurs. Ceci a pour but d’empêcher les skis d’être pris dans la glace, les vibrations des moteurs provoquant un léger mouvement de l'avion sans lequel il serait définitivement immobilisé au sol, et, adieu le retour en France ! La première équipe embarque à moitié étouffée par les gaz d'échappement des moteurs.
Nous nous asseyons à même le sol car il n'y a pas de cabine pas de sièges, alors on se cale comme on peut pour le décollage. La plus grande partie de l'avion est occupée par des réservoirs faute de quoi l'avion n'aurait pas assez d'autonomie pour faire l'aller-retour Mirny-Vostok.
Et nous voilà repartis pour la base de Mirny ; pour être sûr de ne pas se perdre l'avion vole à une centaine de mètres du sol suivant à vue les traces que notre convoi a laissées dans la glace pendant le trajet aller. Ce vol d'environ huit heures restera sans doute l'un des plus folkloriques de ma vie, mais pas le plus risqué d’ailleurs. Le lendemain le brave avion repart vers Vostok chercher le reste de l'équipe et revient ... à vide. Surprise, questions, et nous apprenons que le pilote a voulu gagner Vostok en naviguant aux instruments et non en suivant à vue la trace des traîneaux du raid. Mais c'était sans compter sur l'esprit farceur du pôle sud magnétique, et les braves instruments, eux, en ont perdu le ... nord. Conclusion il n'a pas trouvé Vostok et a dû faire demi-tour faute d'autonomie de carburant. Nous voilà avec un jour de retard, et la glace qui se forme sans se soucier de nos petits problèmes. Le bateau, lui est là, le nez contre la falaise de glace, moteurs en marche, comme l'avion à Vostok, pour éviter d’être pris par la glace et devenir lui aussi prisonnier du pack, une fois passe encore mais pas deux.
L'équipe finit quand même par être au complet, après une dernière nuit à Mirny c'est l'embarquement et direction la base soviétique de Molodejnaya qui sera ma dernière escale en Antarctique car ma vésicule biliaire n'ayant pas supporté la nourriture de nos braves amis russes je suis rapatrié d'urgence sur un pétrolier vers Cap Town, non sans de multiples palabres car à l'époque faire escale en Afrique du Sud était impensable pour un navire soviétique. Après une traversée épouvantable vus, entre autre, une mer déchaînée et un moral pas très brillant car mon état empirait, je fus débarqué sur un remorqueur à la limite des eaux territoriales d’Afrique du sud, et à mon arrivée à quai j'eus la surprise d’être accueilli par le consul de France et son médecin, alertés par un télégramme de Paul-Emile VICTOR. Je n'avais que 25 kg de moins qu'au départ, excellent pour la ligne !
En conclusion ce raid en Antarctique fut une expérience extraordinaire à tous points de vue. Mon grand regret est de n'avoir pas pu en faire d'autres, et de ne pas avoir pu rester en relation avec les amis russes que je m'étais faits, en particulier le chauffeur mécanicien du tracteur dans lequel j'ai vécu pendant toutes ces semaines dans le grand désert blanc. Mais rideau de fer obligeait, je n'ai jamais pu les revoir, et lors de mes séjours aux Kerguelen les équipes soviétiques que j’y ai rencontrées ne connaissaient personne ayant fait ce raid. Alors, peut-être, pas de nouvelles bonnes nouvelles.